Par Raf Pirlot, publié dans le C4 de décembre
Au départ du projet, comme Marc nous l’explique, il y a ce constat: l’héroïne à Liège, l’héroïne et Liège, ont une histoire bien spécifique. «Depuis des années, des ami-e-s de Bruxelles et d’ailleurs, qui évoluaient pourtant dans les mêmes milieux créatifs et activistes que les nôtres, nous faisaient régulièrement remarquer qu’au-delà du cliché ToxCity, la consommation d’héroïne à Liège occupait quand même une place toute particulière dans les relations interpersonnelles, et qu’elle avait une visibilité au quotidien». Rares sont les gens qui ne sont pas touchés directement ou indirectement par cette réalité. Ce qui n’allait pas sans poser de problèmes, mais, surtout, qui posait question! «Alors, on s’est dit qu’il fallait absolument faire quelque chose avec ça !» S’emparer de la problématique, donner la parole à un spectre le plus large possible de Liégeois confrontés – parfois très différemment – à cette consommation d’héroïne au cours des trente dernières années, et donner à voir un panorama le plus complet possible sur la question, «avec l’objectif de faire une espèce d’ Histoire orale de l’héroïne à Liège». Sans jugement. A travers les voix. Loin des images spectaculaires ou pathétiques. Loin des discours clé en main, qu’ils soient judiciaires, médicaux, psycho-sociaux, militants ou autres.
Dès septembre 2012, un groupe de quatre personnes se constitue. Et ça roule bien. «On a fait une note d’intention et deux mois plus tard, on avait la promesse de subsides. Puis, très vite, on a commencé à travailler. A faire des listes de gens à voir à gauche, à droite et dans tous les secteurs concernés par la consommation d’héroïne, de l’usager au flic…» C’est là que l’équipe vient rencontrer C4 et qu’une collaboration avec D’une certaine gaieté se met en place.
Mais les choses vont encore prendre du temps. Plus de deux ans de travail se seront écoulés d’ici aux premières écoutes publiques. Il faut dire que ToxCity, se sont plus d’une trentaine de personnes interviewées sur une période de sept mois. Ce sont trente heures d’entretiens à dérusher. Et puis encore, des mois de montages et d’habillage sonore! Pour, au final, trois émissions de +/- cinquante minutes.
De ce travail d’envergure ressort une grande richesse. L’émission a le mérite de nous faire voir, écouter et découvrir un paysage liégeois très vaste, tant du point de vue social que géographique. C’est aussi un voyage en trois parties. On part du centre-ville, on passe des squats et des cabanes à shoot faites de bric et de broc à des appartements feutrés, en passant par le studio d’un dealer émouvant… Puis, on va du commissariat qui a accueilli Tadam (expérience de distribution contrôlée d’héroïne) directement à la prison de Lantin… Enfin, il y a les Côteaux de la Citadelle, les terrils périphériques, pour finalement prendre un peu de hauteur en s’échappant dans des bois, si loin, si proches, de Liège-ToxCity…
L’idée première, c’était aussi de faire la topologie et la topographie d’une ville, Liège, à travers la problématique de l’héroïne, et de ses conséquences sociales, politiques, médicales, mais aussi urbanistiques. «C’est l’ensemble des subjectivités qui donne une vision nouvelle et globale du problème, loin du prisme médical, judiciaire ou politique», note Marc, pour qui «Liège est le personnage principal de l’histoire… On voulait que la circulation dans la ville soit un élément important de notre création». Et il y a aussi toutes ces voix, qui font toutes partie d’une même histoire, mais avec des positions et des objectifs différents, et qui font vraiment la matière première de ToxCity.
«De tous ces témoignages ressort une espèce d’intelligence et d’expertise collective qui sonne juste.» En faisant dialoguer côte à côte des usagers de drogue aux profils très différents, des SDF et des universitaires, des abstinents, des occasionnels et des pratiquants, et puis des médecins spécialistes, des flics qui regrettent la distribution contrôlée, des chercheurs, des éducateurs de rue et d’autres profils encore, «on obtient un discours polysémique d’une grande maturité!». Et encore: «Il se dégage une espèce de chaîne ou chacun influence l’autre et participe d’un même milieu tout en se situant à des places et en étant partie prenante de réalités très différentes.» Au final, les réalisateurs ont vraiment été surpris par «l’intelligence sociale et la faculté d’adaptation qui transparait, tant chez chacun des intervenants que dans l’ensemble du dispositif.»
ToxCity est définitivement un témoignage polyphonique plein d’humanité(s), où il n’y a ni angélisme ni mélo, ni partis pris, ni solutions miracles, avec quelques coups de gueules et quelques notes d’espoir pour finir… A noter aussi une bande-son et des ambiances qui cadrent parfaitement avec le sujet, et qui confère une forme de respiration lente à l’ensemble de l’émission, comme le fait l’héroïne avec les corps.
Si C4 a décidé de s’associer à ce projet, c’est évidemment parce qu’il s’agit d’un travail d’exploration du quotidien et du territoire assez ambitieux, et que nous nous retrouvons pleinement dans ce genre d’expérience.
Nous voici à l’heure où le gouvernement suédois de Belgique s’apprête à remettre en cause la circulaire minimisant les faits liés à une consommation de cannabis «non problématique», et où a fortiori le projet expérimental déjà interrompu de distribution contrôlée d’héroïne à Liège (Tadam) n’est pas prêt de reprendre… À l’heure où la consommation compulsive et dure de cocaïne se répand chez nous et dans le monde. À l’heure où les derniers coffee shops hollandais de Sittard encore accessibles aux étrangers sont devenus de véritables forteresses, des lieux aseptisés, contrôlés, filmés et hyper-commerciaux, où l’argent transite par des automates, tellement loin de l’esprit convivial et libertaire des coffee shops à l’origine! À l’heure où aux Etats-Unis, état par état et par référendum populaire, se prépare la libération commerciale du cannabis. Et où, en parallèle, la famille de Bob Marley elle-même se lance en premier sur le marché avec une herbe de «qualité supérieure» qu’elle présente comme un produit de niche pour les milieux hype! À l’heure où les mafias, les djihadistes et les cartels assassins croulent sous l’argent de la drogue et déstabilisent des régions entières… Bref, peut-être est-il encore temps de regarder en face nos politiques catastrophiques en matière de drogues, sans œillères?
C’est à cette nouvelle expertise que participe modestement ToxCity, en redonnant la parole aux gens, à tous les gens présents dans un processus, et pas seulement aux experts. C’est dans cet esprit que nous avions envie de participer à la diffusion de ces paroles libres. Parce qu’on aime aussi nos villes avec leurs particularités. Parce qu’on a envie de mieux comprendre. Parce qu’ on a tous à Liège un ami, ou un ami d’amie, qui a à voir, de près ou de loin, en amont, en aval ou en plein dedans, avec le monde de l’héroïne…
Avec l’empowerment toujours, comme marque de fabrique. Même si l’expérience est ici médiée par les réalisateurs, par leurs choix, par le montage, c’est quand même une façon de rendre la parole aux premiers concernés. Avec quels résultats? Quelles alternatives envisager?
Ce qui émerge, peut-être, c’est que les pistes possibles résident avant tout dans les usages que nous pouvons chacun développer par rapport aux consommations de drogues, et que s’attaquer directement aux produits, à l’offre et à la demande, s’avère souvent inefficace, injuste, coûteux humainement et financièrement.