Critique

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Écoute commentée du documentaire – Par J. Hamers, D. Darcis, Fr. Provenzano (Universités de Liège et de Mons)

Dans le cadre de l’École d’été de Vaulx-en-Velin qui s’est déroulé du 2 au 6 septembre 2019 et menée avec le concours des Universités de Lyon II, de Liège, Mons et de l’Ecole d’Architecture de Vaulx-en-Velin, les chercheur·se·s et doctorant·e·s ont eu l’opportunité de se concentrer sur le son, ou plutôt sur la condition sonore. Comment l’espace audible transforme-t-il les ambiances urbaines ? Voilà la question à laquelle les participants ont pu songer. C’est à cette occasion que J. Hamers, D. Darcis et Fr. Provenzano ont proposé l’écoute du premier épisode de « Toxcity. Une histoire orale de l’héroïne à Liège ».
Nous avons le plaisir et l’honneur de vous présenter ici l’écoute commentée et remercions vivement les trois chercheurs pour cette analyse.

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École d’été « Politiques des ambiances urbaines : la condition sonore »
Vaulx-en-Velin, 2-6 septembre 2019

Écoute commentée du documentaire
Toxcity. Une histoire orale de l’héroïne à Liège
(M. Monaco, S. Fautré, E. Collard)

Par J. Hamers, D. Darcis, Fr. Provenzano

1. Introduction générale (J. Hamers)

Bonsoir à toutes et à tous, et bienvenue à cette soirée de projection sonore. Avant de vous dire quelques mots sur ce que nous allons entendre dans un instant, je voudrais rapidement exposer la structure en quatre temps de cette soirée et les choix qui ont guidé sa préparation.

Dans un premier temps je vais vous proposer une brève introduction au documentaire radiophonique qui va nous intéresser ce soir, Toxcity, « Une histoire orale de l’héroïne à Liège », qui a été diffusé pour la première fois en 2014 et qui est le fruit d’une collaboration entre les réalisateurs Sarah Fautré, Marc Monaco, Eric Collard et l’asbl « D’une certaine gaieté », un organisme d’éducation permanente.

Dans cette introduction, j’attirerai une première fois votre attention sur une série d’éléments qui nous ont intéressés et que nous voudrions mettre en discussion dans le cadre de cette École d’été consacrée au son. Le but de mon propos introductif dans lequel j’évoquerai quelques éléments de grammaire élémentaire du son et du montage audio n’est pas de vous dire ce que vous devez entendre dans Toxcity, mais plutôt de donner une assise possible à nos échanges dans la dernière partie de cette soirée.

Dans un deuxième temps, nous écouterons ensemble la première de trois parties du documentaire Toxcity. Nous avons choisi de vous proposer ce temps d’écoute plutôt long, une cinquantaine de minutes, parce qu’il nous a semblé qu’il était impossible d’entrer dans la matière sonore de cette œuvre sans prendre le temps. Et, comme je viens de le dire, nous voudrions éviter ici une simple écoute commentée qui réduirait une œuvre à des extraits illustratifs de ce que nous voudrions vous faire entendre.

Après la diffusion, François et Damien reprendront chacun la parole pendant une dizaine de minutes pour vous proposer quelques réflexions et premières pistes d’analyse.

Enfin, cette soirée se clôturera par un temps d’échange avec vous, que nous avons également voulu long ; nous nous donnons une bonne demi-heure.

Contexte : Liège et l’héroïne

Sans entrer ici dans les détails d’une histoire et d’une situation actuelle complexes, je voudrais vous rappeler très brièvement trois éléments contextuels qui déterminent le rapport particulier que Liège entretient avec l’héroïne depuis plusieurs décennies. Par sa situation géographique tout d’abord, à proximité des frontières allemande mais surtout néerlandaise, Liège est exposé à différents trafics internationaux de stupéfiants. Pour le dire d’une formule un peu rapide, il est relativement aisé de s’y procurer différents types de drogue. La topographie des lieux ensuite – Liège est avant tout un long corridor urbain qui longe la Meuse, enclavé dans un ensemble de collines, et qui se referme à ses deux extrémités par plusieurs friches industrielles – favorise un déplacement régulier et rapide des lieux de vente et de consommation dans l’espace public. Enfin, même si le phénomène tend à s’estomper depuis quelques années, la consommation de drogues dures reste relativement visible dans le centre de la ville. Elle se déplace certes (du quartier Hors-Château aux quais de Meuse par exemple, ou encore de Droixhe au site de la Chartreuse), mais elle reste une partie intégrante du paysage urbain liégeois, soit parce qu’on y voit des personnes s’injectant de la drogue, soit par le biais des traces laissées par sa consommation (seringues, papiers aluminium noircis, etc.).

Après ces quelques données contextuelles, je voudrais à présent m’arrêter un instant à l’un ou l’autre élément qui relève de la composition et de la forme de ce documentaire, en évoquant brièvement, tour à tour, l’intérêt que nous avons trouvé à vous faire écouter une production mixée et diffusée en stéréo et à en discuter avec vous, une typologie du matériau sonore qui compose Toxcity, et enfin un certain rapport à l’espace et à la spatialisation qui ne se réduit pas ici à la question de l’immersion physique de l’auditeur dans un dispositif de sources sonores multiples. Ce dernier aspect ne sera d’ailleurs mentionné que très brièvement. François et Damien le développeront après le temps d’écoute.

Pourquoi travailler sur une production stéréo ?

Toxcity est un documentaire radiophonique mixé en stéréo. Très concrètement, cela signifie qu’il travaille sur une spatialisation des sons à partir de deux sources situées idéalement de façon équidistante par rapport à un auditeur unique et central. Bien entendu, la stéréo permet un travail relativement fin sur la spatialisation, qui ne se limite pas à une répartition gauche-droite. Mais nous sommes encore assez éloignés des multiples formes de spatialisation que vous serez amenés à expérimenter dans le cadre de cette École d’été au sein d’un planétarium circulaire.

Pourtant, cet écart de facture entre Toxcity et vos propres productions ne nous a pas dissuadé de réfléchir avec vous au documentaire sonore comme espace de représentation et de réflexion. Au contraire, il nous a semblé que c’était dans cet écart que l’écoute d’une partie de ce documentaire pouvait s’avérer enrichissante, pouvait littéralement nous mettre au travail. Pour deux raisons au moins.

1/ La première tient dans un pari qui est à mes yeux au fondement des essais méthodologiques dont cette École d’été, tout comme son édition précédente, est le lieu. Ce pari est précisément celui de l’écart ou du décalage. À ce stade, je ne peux que le décrire de façon spéculative : c’est dans la rencontre d’objets qui entretiennent un rapport sur le mode de l’analogie (un point commun parmi de nombreuses différences) que nous sommes en mesure de construire une démarche d’enquête et de production réflexive. Si nous vous avions seulement confronté à des œuvres qui tentent d’exploiter les possibilités de la création sonore à l’intérieur d’un espace circulaire à sources multiples, nous aurions couru le risque, comme cela a parfois pu être le cas lors de la première édition en 2018, de vous pousser à surexploiter les potentialités techniques et esthétiques du dispositif que nous avons à notre disposition pendant toute cette semaine. Au détriment de la véritable recherche dont le socle est la simplicité. L’année dernière, dans son intervention de clôture, Yves Jeanneret nous le rappelait très justement : la richesse de vos productions dépend souvent de choix qui visent la simplicité, voire l’artisanat. Renoncer dans un premier temps à ce que la technique récente nous offre ou semble presque exiger de nous, nous permet d’éviter une forme de techno-déterminisme qui asservirait la démarche anthropologique dans laquelle vous inscrivez votre découverte de Vaulx-en-Velin à la seule finalité autosuffisante d’ordre technique. Pour autant, je ne nous encourage pas ici à renoncer à ce que permet le planétarium (sources multiples, disposées de façon circulaire, etc.) pour cantonner notre travail dans la stéréophonie. Mais l’écoute de Toxcity doit nous permettre, par un glissement, de réfléchir à nos démarches audio-anthropologiques tout au long de cette semaine sans être aveuglés – assourdis ? – par ce que permet la technique dans son expression maximaliste.

2/ La seconde raison pour laquelle il nous a paru intéressant de nous arrêter avec vous à Toxcity malgré tout ce qui sépare ce documentaire de facture assez classique de ce que permet le formidable dispositif dont nous disposons pendant une semaine, c’est qu’il nous permet aussi d’élargir quelque peu la question de la spatialisation ou, plutôt de l’affranchir de sa seule composante physique/technique. Il nous a semblé en effet – Damien et François y reviendront plus en détail à l’issue de la projection – que Toxcity construisait différents espaces, qu’ils relèvent du réel représenté (la ville notamment) ou de l’auditeur ; j’y reviendrai, moi aussi, à la fin de cette introduction.

Sons/sources

Cette construction d’espaces multiples et superposés est avant tout affaire de matériau sonore. Sans m’attarder à des questions de grammaire du montage et du mixage, je voudrais attirer votre attention sur la grande diversité du matériau sonore qui compose Toxcity. S’il fallait établir une typologie – boiteuse, comme toute typologie – de ce matériau, on pourrait constater tout d’abord que le documentaire de Sarah Fautré, Marc Monaco et Eric Collard est composé d’au moins cinq types de sources différentes : interviews « posées » sans fond sonore identifiable, commentaires enregistrés en studio, sons seuls (« bruitages »), paroles in situ (ou « dans le feu de l’action ») et musique. Souvent, ces sons sont en outre hybrides, par exemple : un son seul peut devenir musique. À l’instar de cette diversité, l’échelle des plans sonores, tant à la prise de son qu’au mixage, témoigne également d’une grande multiplicité et diversité. Du très gros-plan sonore sur un briquet, au plan d’ensemble rendant le bourdonnement continu d’une autoroute qui encercle la ville, l’échelle utilisée confère à Toxcity non seulement une très grande profondeur de champ, mais aussi une grande multiplicité de champs si je puis dire. Corollairement, et ce sera mon dernier point, les points de vue/d’écoute sur la ville adoptés par les auteurs et les auditeurs sont variables. Il en résulte ce que j’annoncerai brièvement pour finir comme une cartographie à géométrie variable de la ville.

Contre l’immersion : quelque chose se dessine devant nous

Dans les discussions préparatoires à cette soirée, nous avons commencé par identifier différents rapports à l’espace construits par Toxcity. Ces espaces sont de deux ordres au moins : l’espace référentiel d’une part, c’est-à-dire l’espace « représenté » dans le documentaire (la ville, la rue, un centre d’accueil, un appartement, un parking), l’espace pragmatique d’autre part, qui concerne le rapport entre auteur, sujet enregistré (les deux pouvant se confondre parfois) et auditeur. Ces deux espaces ne sont pas totalement distincts. Par exemple, lorsque, comme vous allez l’entendre, l’auteur suit un de ses interlocuteurs et monte dans une voiture qui va effectuer un certain trajet dans la ville, espaces référentiel et pragmatique se déterminent évidemment réciproquement, interfèrent, se confondent partiellement.

Partant de ce constat, nous nous sommes posé plusieurs questions : quelle est la place donnée à l’auditeur ? quelle est la place prise par les auteurs à l’intérieur de leur documentaire ? quelle est la place donnée à la drogue elle-même dans Toxcity ? Je ne vais pas répondre à ces questions ici ; Damien et François y reviendront. Mais je préciserai d’emblée que la richesse de ce documentaire tient dans la multiplicité des places qu’il attribue à l’auteur, à l’auditeur, et à la drogue. Cette multiplicité qui va à l’encontre de toute structuration conventionnelle ou classique du genre (un auteur dont la place est « lisible », une posture spectatorielle induite, etc.), nous l’avons finalement reformulée dans une hypothèse de travail que nous espérons pouvoir nourrir avec vous aujourd’hui : Toxcity établit une cartographie à géométrie variable, une carte d’une ville, Liège, dans laquelle nous circulons, dont les centres, comme dans un rhizome, se déplacent (« se décentrent ») en fonction de la déambulation des auteurs et donc de notre déambulation. Ce documentaire dessine une carte sur laquelle les auteurs comme les auditeurs adoptent successivement plusieurs positions et donc plusieurs points de vue/d’écoute, ce qui reconfigure également le dessin de la ville. La drogue elle-même fait l’objet de multiples regards, à l’instar de son perpétuel mouvement dans l’espace urbain. Comme nous l’entendons dans Toxcity, la drogue se déplace dans la ville (telle époque correspond à tel lieu de consommation ou de vente ; tel lieu de la ville suscite tel mode de consommation, etc.). Elle n’est pas l’objet unique et cohérent d’un documentaire qui en dénoncerait l’horreur tout en suscitant la compassion pour ceux qui en consomment.

S’il fallait résumer cette hypothèse de travail d’une seule phrase, je dirais que Toxcity dessine une ville devant l’auditeur et autour de lui. De cette façon, il mêle immersion de l’auditeur dans la ville et découverte de sa cartographie mouvante.

[À ce moment de l’exposé, nous diffusons l’épisode 1 de Toxcity, « Chasser le dragon », à l’attention de l’ensemble des participant.es à l’École d’été]

2. Cartographie (D. Darcis)

La plupart des documentaires sur la drogue, en particulier sur l’héroïne, n’échappent pas aux jugements moralisants. De façon plus ou moins intentionnelle, parce qu’on pense toujours avec des représentations, des idées que l’on a reçues sans les interroger, sans les critiquer, ceux-ci reprennent et renforcent la perspective dominante sur la drogue : la consommation de stupéfiants détruit, ravage, aliène ; il faut donc, sinon explicitement la condamner, au moins mettre en garde. Ces jugements font l’objet d’énonciations de différents types. Ils peuvent être explicites, par exemple dans le commentaire en off. Ils peuvent être effectués par les toxicomanes eux-mêmes, sevrés, « repentis » ou, au contraire, en décrochage, en situation d’impossibilité, mais chaque fois sous la forme d’un témoignage qui raconte autant qu’il prévient. On les retrouve encore implicitement dans le montage qui fait se succéder les intervenants aux différents profils, comme par exemple lorsque le propos d’un toxicomane qui revient sur certaines expériences est commenté ou pensé par un médecin ou par un policier. En somme, on hiérarchise les paroles. Ce premier type de documentaire est donc caractérisé par le fait qu’il construit, de façon plus ou moins sophistiquée, c’est-à-dire avec plus ou moins d’écarts, une perspective sur la drogue. L’auditeur est alors contraint de se positionner par rapport à cette perspective. Autrement dit, il est lui-même amené à produire un jugement moral, c’est-à-dire – la plupart des auditeurs n’étant pas toxicomanes – à valider la position qu’il avait déjà à l’égard de la drogue avec plus ou moins d’empathie pour ceux qui ont témoigné.

La première chose qui frappe à l’écoute du documentaire Toxcity. Une histoire de l’héroïne à Liège est très précisément l’absence de toute approche moralisante. On ne l’éprouve pas à un seul moment, ni dans le documentaire, ni d’ailleurs dans la position que l’on occupe en tant qu’auditeur : on écoute, on réfléchit, on sourit, on rit parfois, mais on ne juge pas, on ne moralise pas. Cette absence de jugement est évidemment, au départ, un parti-pris des auteurs – parti-pris qui a notamment impliqué de refuser de diffuser certains entretiens qui faisaient rupture avec l’atmosphère générale. En d’autres termes, cette absence de jugement est un choix, mais un choix qui se traduit dans la construction ou – dans ce cas le mot me semble pertinent – dans l’architecture du documentaire. En effet, si le documentaire moralisant construit une perspective en effaçant la multiplicité des vues possibles ou en les ramenant à une seule, Toxcity fonctionne au contraire sur un modèle particulier : il égalise les propos de sorte que la parole du médecin ou du gérant de la salle de shoot ne semble jamais être supérieure à celle du consommateur d’héroïne.

Pour ce faire, il me semble que les auteurs ont procédé de façon tout à fait particulière en cherchant à suspendre cette perspective unique sur la toxicomanie – et donc le privilège accordé à certaines paroles plutôt qu’à d’autres – au bénéfice d’une cartographie de l’univers de la drogue à l’intérieure de laquelle chacun occupe une position particulière. Ou plutôt, il me semble qu’on peut même parler de plusieurs cartographies. La première (1) – on va le voir – est une cartographie urbaine. Toxcity parvient à construire, par le son, une ville, avec ses quartiers, ses lieux, son animation, etc. La seconde (2) est une cartographie des positions par rapport à la drogue depuis le consommateur régulier, l’occasionnel, le dealer, le médecin, le flic jusqu’à l’étudiant en socio-anthropo. Cette approche qui distribue les points de vue repose donc, d’un côté, sur la construction sonore d’une topographie urbaine et, de l’autre, sur la construction d’une cartographie des positions (des trajectoires) que les gens adoptent par rapport à la drogue.

La topographie urbaine (1) est construite autour d’un arrière-fond sonore quasi omniprésent : le bruit des voitures, des klaxons, des passants, des travaux (Liège est une ville qui se reconstruit et se transforme sans cesse). Cet arrière-fond sonore pose un cadre, immédiatement identifiable comme un cadre urbain. Pour le formuler plus simplement, ce fond sonore n’est pas une simple décoration, une coquetterie ou un résidu des prises de son qu’on n’aurait pas réussi à estomper. Au contraire, il est ajouté après coup sur la plupart des séquences comme pour mieux tracer les contours d’un cadre urbain commun ou, en quelque sorte – si on me permet la métaphore –, de la carte du jeu : Liège. C’est à partir de ce cadre commun que se distinguent une série de lieux. Ils existent, eux aussi, à travers une série de sons spécifiques : celui du train qui entre en gare, d’un abribus, d’une rue piétonne, des abords d’un hôpital dans un quartier tranquille où sifflent les oiseaux ou d’un bureau – le fond sonore urbain nous parvenant alors comme par une fenêtre entre-ouverte. Dans ce jeu permanent entre un fond sonore quasi-omniprésent et des sons qui viennent se surajouter au premier, ou plutôt qui en émergent jusqu’à le recouvrir, une ville s’esquisse, avec ses quartiers, etc. ou, en d’autres termes, une topographie sonore voit le jour. Mais cette topographie a ceci de spécifique qu’elle n’a rien de policier : elle ne quadrille pas l’espace en montrant qu’il y aurait des lieux identifiés comme ceux de la drogue. Au contraire, dans le prolongement d’un intervenant expliquant que « Liège est une ville sans centre », le documentaire montre qu’il est presque impossible de désigner certains lieux comme les lieux de la drogue. En cela, il suspend une première fois la possibilité de juger. La drogue n’est pas l’affaire de certains endroits (ou seulement pour un temps) dans lesquels on pourrait l’enfermer, la contenir, en même temps que l’affaire de certaines personnes. Ce n’est pas quelque chose qu’on pourrait cacher et ne plus voir, mais, au contraire, c’est la ville tout entière qui peut être vue sous le prisme de la drogue. De ce fait, la drogue, c’est l’affaire de tous.

Toxcity met également en place (2) une cartographie des positions par rapport à la drogue. Il reste cependant à voir en quoi celle-ci consiste. En effet, il ne suffit pas de faire tenir aux gens des positions pour rompre avec la perspective dominante sur la drogue. D’un point de vue social par exemple, faire parler un médecin comme un médecin, un flic comme un flic, un drogué comme un drogué, un assistant social comme un assistant social, un étudiant en socio-anthropologie comme un étudiant en socio-anthropologie, ne complique pas la perspective dominante sur la drogue, mais tend sans doute, hiérarchisation des points de vue oblige, à la renforcer. L’intérêt de Toxcity ne consiste donc pas simplement à établir une cartographie des positions sociales ou professionnelles des personnes en lien avec la drogue dans la ville de Liège puis à montrer comment elles s’articulent ou, en d’autres termes, à faire parler des « positions » sociales ou professionnelles comme certains sociologues font des gens les simples porte-voix d’une corporation ou d’un milieu social. Au contraire, le documentaire ne cesse de jouer sur les écarts que prennent les intervenants par rapport aux positions sociales et professionnelles qu’ils occupent, positions auxquelles on pourrait pourtant sans doute très facilement les assigner.

Les personnes sont donc irréductibles aux rôles dans lesquels on aurait spontanément tendance à les enfermer. D’abord parce qu’elles font preuve d’une lucidité ou d’une capacité d’analyse qu’on ne prête pas spontanément aux gens – les toxicomanes notamment reviennent presqu’à la façon d’un analyste ou d’un médecin sur leur parcours et n’apparaissent pas simplement comme les victimes d’une pratique, d’une histoire, de problèmes qu’ils ne pensent pas, mais comme des êtres capables de penser, de manière critique, non seulement ce qui leur arrive, mais également un problème qui les dépasse. Ensuite, dans tous les entretiens, les personnes font preuve de compétences insoupçonnées : le toxicomane est tour à tour psychologue et anthropologue, le gestionnaire de salle de shoot se fait géographe, le flic endosse le rôle d’avocat de ceux qu’il poursuivait jusque-là, etc. En somme, les positions des uns et des autres ont ceci de particulier qu’elles sont à la fois très définies – le médecin n’est pas le toxicomane – et très ouvertes – chacun fait preuve de compétences irréductibles à sa position sociale ou professionnelle. La force de ce documentaire est de réussir à créer du jeu entre les personnes et les positions qu’elles occupent et de montrer comment chacun est, d’une certaine façon, capable de prendre part à l’élaboration d’un problème au sens philosophique, voire politique, c’est-à-dire qui engage des rapports de force dans une collectivité, dans toutes les dimensions de ses pratiques (par contraste avec ce qui serait un « problème de santé publique », par exemple). Ces deux éléments – lucidité d’une part et compétences d’autre part – contribuent à suspendre notre jugement : on sent que le rapport à la drogue est peut-être moins affaire de position sociale que de trajectoires, de dynamiques, de mouvements qui défont sans cesse les positions ou au moins les compliquent et invitent à penser avec les gens plutôt que contre eux.

Dans Toxcity, il y a donc au moins deux plans : celui sur lequel s’élabore une topographie urbaine sonore qui fait exister certains lieux sur un « fond » commun, et puis celui des positions ou des trajectoires par rapport à la drogue. Le lien entre ces deux plans, celui de la ville et celui des positions, est opéré par deux éléments au moins qui structurent le documentaire. Le premier est la voiture qui apparaît dans les trois séquences. Chaque trajet en voiture est, à la fois l’occasion d’un entretien, mais également d’un parcours commenté (« on passe devant ceci » ; « j’ai connu quelqu’un là » ; « on arrive à tel endroit » ; « j’ai vécu là, maintenant ici » ; etc.) qui contribue à faire exister cette carte à l’intérieur de laquelle s’opèrent ces trajectoires : la voiture ne se déplace pas simplement d’un point à un autre, mais elle circule et croise ci et là des trajectoires ou mieux, elle croise les histoires.

Le second est la musique qui fonctionne en quelque sorte comme un opérateur métaphorique en ce qu’elle suggère des équivalences entre topographie urbaine, trajectoires humaines et univers de la drogue.

2. Médiagraphie (Fr. Provenzano)

Tant les trajets en voiture que le fond sonore musical invitent à convoquer, et à problématiser, un troisième plan où se distribuent des positions l’une par rapport à l’autre : c’est, pourrait-on dire, le plan énonciatif, qui situe les instances de production du flux sonore, radiophonique, et les instances de réception, les destinataires-auditeurs que nous sommes. Pour le dire de manière schématique : aux côtés d’une topographie (urbaine) et d’une sociographie (de la toxicomanie), le documentaire déploie une médiagraphie des positions de diffusion et d’écoute sonores, qui nous renvoie à notre propre manière de nous rapporter aux lieux et aux thématiques traitées. Il est évident pour nous que les trois niveaux distingués sont étroitement articulés, et se répondent : ils mettent en jeu des compétences spécifiques (de reconnaissance des lieux de la ville, de maitrise d’un discours sur la drogue, de projection perceptive et cognitive dans un espace vécu et raconté), dont le documentaire montre qu’elles sont solidaires ; on pourrait dire en réalité que le documentaire les rend performativement solidaires à travers l’expérience d’écoute.

La disposition énonciative « par défaut » dans un documentaire disons « classique » (pour faire vite) consiste à respecter un pacte d’écoute posé initialement par le (sous-)genre discursif auquel on a affaire : le « reportage » nous fait vivre une expérience vécue sur le terrain, l’« entretien » nous livre une parole récoltée dans des conditions spécifiquement aménagées à cette fin, l’« intermède musical » sert à meubler une transition, etc. Dans tous ces cas (devenus archétypiques), l’auditeur sait quelle disposition d’écoute il doit convoquer, et sait à quelle instance énonciative attribuer la responsabilité de la source sonore qui lui parvient. En somme, chacun est à sa place, médiatiquement parlant.

Or ici, cette cartographie des positions, perturbée ou dynamisée comme Damien l’a dit sur le plan des énoncés, est aussi compliquée sur le plan de l’énonciation, au point de fragiliser la position d’écoute, ou en tout cas de questionner son évidente disponibilité à priori.

On trouve deux manifestations de cette médiagraphie.

La musique : il ne s’agit pas ici d’un « fond sonore » qui, par moments, passerait brièvement à l’avant-plan pour ensuite laisser se détacher plus nettement des « figures » énonciatives plus significatives (voix humaines, notamment), ou – encore moins – qui viendrait souligner les points de tension pathémiques d’un récit (émotion, intimité, violence, etc.). Au contraire, la piste musicale intervient comme l’une des couches sonores à part entière du mille-feuilles construit par le documentaire, et thématise en réalité la dimension proprement expérientielle, processuelle, dynamique, de ce qui nous est donné à écouter, et qui contamine nécessairement notre propre expérience d’écoute. À plusieurs moments, il est difficile de distinguer s’il s’agit de bruits de pas dans un couloir, de battements cardiaques, ou d’un phénomène de réaction chimique. Cette indiscernabilité renvoie non seulement aux différents régimes d’expérience convoqués dans le documentaire, et à leur compénétration (les déplacements entre lieux et l’altération physique qui accompagne la prise de drogue, la fabrique du produit toxique elle-même), mais aussi à notre propre souci d’y voir clair (d’y entendre clair) dans cette affaire. Autrement dit, en suggérant des équivalences métaphoriques au sein de l’énoncé sonore, la musique produit aussi ses effets sur la relation énonciative, en engageant d’un côté la fiabilité de la source, de l’autre la pulsion herméneutique de l’auditeur.

Une autre des manifestations révélatrices de la médiagraphie à l’œuvre dans Toxcity, se trouve dans les passages enregistrés dans la voiture, et singulièrement dans la voiture en déplacement. La voiture n’est pas qu’un simple décor-prétexte pour mener un entretien, ni même un motif d’authentification que nous sommes bien « en reportage », « sur le terrain », mais plutôt un dispositif qui problématise la relation énonciative. Qui est dans cette voiture ? Qui la conduit ? Qui y parle, et à qui ? Où va-t-elle exactement ? Et surtout, dès lors, face à toutes ces inconnues : sommes-nous vraiment prêts à y rester, dans cette voiture, c’est-à-dire à tenir la position d’écoute qu’elle nous propose. Cette position est tout sauf prédéfinie, et donc tout sauf confortable. Elle se construit au fur et à mesure des interactions qui nous sont données à entendre, et qui nous font comprendre 1) que nous sommes avec un toxicomane, 2) que ceux qui l’accompagnent sont les auteurs du documentaire, 3) que ce parcours dans la ville est destiné à le mener au lieu d’achat et ensuite de consommation du produit. Nous ne sommes pas face à une voix qui nous dirait : « Nous voici avec Adil, il est toxicomane ; nous avons parcouru avec lui les endroits où s’achète et se consomme la drogue à Liège ». Une telle énonciation nous aurait placé dans une position d’écoute tout à fait différente, puisque située à un niveau d’interaction médiatique totalement extérieur au flux sonore de la voiture, à un niveau où nous aurions été, avec l’énonciateur-auteur, parfaitement immunisé de la situation d’Adil et des autres passagers de la voiture, et finalement rassuré sur le fait que notre expérience d’écoute soit cadrée par des gestes (un commentaire en voix-off, un certain type de montage) qui ne doivent rien à la situation décrite. Or ici, c’est bien la situation elle-même qui cadre l’énonciation, et qui nous sollicite très directement en tant qu’auditeurs embarqués. On entend en effet Adil demander si « le micro est ouvert » – ce serait l’équivalent d’un regard-caméra, c’est-à-dire d’une authentification in situ de l’opération d’enregistrement et donc de l’acte corollaire d’écoute. Dans une autre séquence, on l’entend parler au téléphone puis progressivement s’éloigner du micro, c’est-à-dire de nous (ou de l’une de nos prothèses perceptives), jusqu’à devenir inaudible, sortir volontairement du cadre, et donc là encore nous renvoyer, nous, à un cadre d’écoute situé.

On voit bien en quoi cette situation est toute différente de celle que créerait un commentaire à priori tel que « Nous voici avec Adil… » : c’est une situation qui nous responsabilise dans la position d’écoute, qui nous sort d’une simple posture d’« auditeur-de-documentaire-face-à-un-auteur-de-documentaire » pour nous renvoyer la question : « qui êtes-vous vraiment prêt à écouter, et dans quelles conditions ? »

Cette indétermination à priori de la posture d’écoute est évidemment symétrique de l’indétermination à priori de la posture d’auteur-du-documentaire. À cet égard, l’écart est frappant entre la toute première séquence de l’épisode, et justement les séquences en voiture. Toxcity s’ouvre en effet sur la voix de Sarah Fautré, l’une des réalisatrices du documentaire, qui nous parle en « je » de son expérience de la drogue à Liège, qui a constitué le point de départ du documentaire. C’est une énonciation qui instaure un rapport très classique, très confortable, le rapport entre « celle qui raconte » et « ceux qui écoutent », qui « auctorialise » la voix de l’auteur, et qui construit symétriquement celle de l’auditeur. L’interaction médiatique entre ces deux instances est extérieure à l’univers raconté. Mais ce rapport est immédiatement déconstruit, puisque nous sommes aussitôt embarqués dans la voiture – avec un pont musical subtil, un fond de jazz, qui unit la fin du discours de Sarah et la séquence dans la voiture, où ce fond de jazz nous parait alors produit directement par l’autoradio du véhicule.

Dans la voiture, justement, il devient beaucoup plus difficile d’identifier les auteurs du documentaire. C’est à nous qu’il revient de faire la part entre le discours d’Adil-le-toxicomane, et les discours des autres occupants, et de faire aussi des hypothèses sur les liens qui les unissent, et qui dès lors nous unissent aussi à eux. Ce brouillage dans les identités énonciatives est notamment produit par le fait que l’un des auteurs du documentaires, Marc Monaco, qu’on entend dans les séquences avec Adil, a un accent liégeois reconnaissable (par exemple lorsqu’il frappe à la porte et annonce « C’est Marco ! », ou encore lorsqu’il demande « Et tu les connais un peu les voisins sur la place ? ») – contrairement à Sarah qu’on entend au tout début, dont l’énonciation est manifestement contrôlée, voire laisse pointer un peu d’hypercorrectisme. Ce détail phonétique nous semble produire potentiellement beaucoup de choses, et des choses potentiellement différentes, dans la réception du documentaire : certains connaissent Marc Monaco, reconnaissent sa voix ; d’autres connaissent l’accent liégeois parce qu’ils.elles sont de Liège et peuvent éventuellement avoir eux-mêmes un accent dans certaines situations qu’ils considèreraient comme « informelles », « populaires », « festives », « auto-parodiques », etc. ; d’autres encore ne vont éventuellement percevoir chez cette personne qui dit « C’est Marco » qu’une énonciation relâchée, peu soignée, qui va le rendre potentiellement plus proche d’Adil que de ce qu’on pourrait imaginer être un « auteur-de-documentaire ». Bref, le caractère « marqué » de cette énonciation, c’est-à-dire le fait qu’elle n’adopte pas les codes attendus d’une neutralité élocutoire, rend du même coup « marquée » l’écoute que l’on en fait – et « marquée » de plusieurs façons différentes selon qu’on est ami de Marco, Liégeois avec accent, Liégeois sans accent, Belge non-Liégeois, non-Belge, etc.

En conclusion, il nous semble que Toxcity exploite particulièrement ce qu’on pourrait appeler les « prothèses » de l’énonciation sonore (je renvoie ici aux travaux d’U. Eco, récemment développés par Cl. Paolucci), c’est-à-dire le fait que cette énonciation offre à ses récepteurs des points d’ancrage perceptifs et cognitifs, des positions potentiellement variables et multiples à partir desquelles on entend et on apprend des choses. Plutôt que de simuler une position de sujet d’énonciation, et corollairement de sujet d’écoute, monolithique, définie une fois pour toutes et « confortablement » immunisée de l’univers représenté, le documentaire assume ici la pluralité et l’indétermination des positions de sujets qui sont construites par les prothèses perceptives et cognitives, tant en production qu’en réception.

La médiagraphie ainsi déployée rejoue sur le plan de l’énonciation sonore le geste cartographique dont a parlé Damien sur les plans de la topographie urbaine et de la sociographie de la toxicomanie, et nous invite en réalité, en tant qu’auditeurs du documentaire, à nous construire des positions d’auditeur-de-documentaire, en même temps que des positions dans l’espace urbain liégeois, en même temps que des positions par rapport à la question de la consommation d’héroïne.

Si nous avons insisté dans cette analyse sur l’aspect graphique (topographie, sociographie, médiagraphie) du documentaire et sur l’importance des cadres, c’est bien parce que nous partageons l’idée que la création d’un univers sonore rendu habitable pour l’auditeur est pensée en termes d’images1. Ces images-sonores dépendent certes, pour une part, du dispositif médiatique, mais aussi, pour une autre part, de la mémoire des auditeurs, c’est-à-dire des résonnances expérientielles qu’y produisent les sons qu’il entend. Les choix de réalisation consistent ainsi à trouver des points d’équilibre entre la part iconique du son (celle qui rend les formes sonores reconnaissables pour tous, situables dans un univers de référence), la part plastique du son (qui mise sur des propriétés échappant à toute reconnaissance univoque), et la manière dont ces composantes sonores sont investies symboliquement par la mémoire du vécu des auditeurs – par définition impossible à anticiper complétement dans la réalisation du documentaire, et donc susceptible de relancer en permanence le jeu de l’interprétation.

1 Nous relayons dans ces lignes conclusives les considérations que Sébastien Demeffe, co-réalisateur de Toxcity, a bien voulu partager avec nous à partir de notre analyse.

Un article sur Syntone, webzine d’actualité et critique de l’art radiophonique

DE L’EXPÉRIMENTATION SOCIALE AU ROMANTISME NOIR :

CINQ DOCUMENTAIRES AUTOUR DES DROGUES

 

Retour sur cinq documentaires sonores centrés sur les drogues dures, parus simultanément (quoique sans concertation) en 2014. Avec une attention particulière à l’un d’entre eux : Toxcity.

« C’est d’une noirceur, d’une épaisseur, d’une glauquerie, d’une… Ça n’a pas d’âme. C’est mort. C’est le pire endroit au monde. » Ainsi parle un homme au tout début de Poudreuse dans la Meuse, documentaire sonore de Mehdi Ahoudig sur la consommation d’héroïne dans le département. La voix interpelle avec amertume le journaliste et, par extension, le public : « Vous ne me croyez pas ? » Il y a bien eu, dans les années 2000, The Wire ou Breaking Badpour traiter différemment la question des drogues dans les séries télé, mais à force de documentaires misérabilistes, d’entretiens moralisateurs et de films spectaculaires, on peine en effet à croire ce qu’on nous sert sur le thème – ou bien, ce qui revient au même, on s’en fait un divertissement comme un autre. On a le regard blasé : c’est noir, c’est épais, c’est glauque, on sait. En fait, on ne sait rien, parce que le misérabilisme, la morale et le spectacle ne sont pas là pour révéler quoi que ce soit, mais pour faire écran. C’est ce à quoi se confrontent plusieurs créations sonores parues récemment : inventer, au moyen du son, d’autres façons d’aborder les drogues, afin d’en saisir les réalités intimes et collectives, d’en poser les enjeux sociaux et politiques.

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ToxCity : histoire(s) orale(s) de l’héroïne à Liège

Par Raf Pirlot, publié dans le C4 de décembre

 

Au départ du projet, comme Marc nous l’explique, il y a ce constat: l’héroïne à Liège, l’héroïne et Liège, ont une histoire bien spécifique. «Depuis des années, des ami-e-s de Bruxelles et d’ailleurs, qui évoluaient pourtant dans les mêmes milieux créatifs et activistes que les nôtres, nous faisaient régulièrement remarquer qu’au-delà du cliché ToxCity, la consommation d’héroïne à Liège occupait quand même une place toute particulière dans les relations interpersonnelles, et qu’elle avait une visibilité au quotidien». Rares sont les gens qui ne sont pas touchés directement ou indirectement par cette réalité. Ce qui n’allait pas sans poser de problèmes, mais, surtout, qui posait question! «Alors, on s’est dit qu’il fallait absolument faire quelque chose avec ça !» S’emparer de la problématique, donner la parole à un spectre le plus large possible de Liégeois confrontés – parfois très différemment – à cette consommation d’héroïne au cours des trente dernières années, et donner à voir un panorama le plus complet possible sur la question, «avec l’objectif de faire une espèce d’ Histoire orale de l’héroïne à Liège». Sans jugement. A travers les voix. Loin des images spectaculaires ou pathétiques. Loin des discours clé en main, qu’ils soient judiciaires, médicaux, psycho-sociaux, militants ou autres.

Dès septembre 2012, un groupe de quatre personnes se constitue. Et ça roule bien. «On a fait une note d’intention et deux mois plus tard, on avait la promesse de subsides. Puis, très vite, on a commencé à travailler. A faire des listes de gens à voir à gauche, à droite et dans tous les secteurs concernés par la consommation d’héroïne, de l’usager au flic…» C’est là que l’équipe vient rencontrer C4 et qu’une collaboration avec D’une certaine gaieté se met en place.

Mais les choses vont encore prendre du temps. Plus de deux ans de travail se seront écoulés d’ici aux premières écoutes publiques. Il faut dire que ToxCity, se sont plus d’une trentaine de personnes interviewées sur une période de sept mois. Ce sont trente heures d’entretiens à dérusher. Et puis encore, des mois de montages et d’habillage sonore! Pour, au final, trois émissions de +/- cinquante minutes.

De ce travail d’envergure ressort une grande richesse. L’émission a le mérite de nous faire voir, écouter et découvrir un paysage liégeois très vaste, tant du point de vue social que géographique. C’est aussi un voyage en trois parties. On part du centre-ville, on passe des squats et des cabanes à shoot faites de bric et de broc à des appartements feutrés, en passant par le studio d’un dealer émouvant… Puis, on va du commissariat qui a accueilli Tadam (expérience de distribution contrôlée d’héroïne) directement à la prison de Lantin… Enfin, il y a les Côteaux de la Citadelle, les terrils périphériques, pour finalement prendre un peu de hauteur en s’échappant dans des bois, si loin, si proches, de Liège-ToxCity…

L’idée première, c’était aussi de faire la topologie et la topographie d’une ville, Liège, à travers la problématique de l’héroïne, et de ses conséquences sociales, politiques, médicales, mais aussi urbanistiques. «C’est l’ensemble des subjectivités qui donne une vision nouvelle et globale du problème, loin du prisme médical, judiciaire ou politique», note Marc, pour qui «Liège est le personnage principal de l’histoire… On voulait que la circulation dans la ville soit un élément important de notre création». Et il y a aussi toutes ces voix, qui font toutes partie d’une même histoire, mais avec des positions et des objectifs différents, et qui font vraiment la matière première de ToxCity.

«De tous ces témoignages ressort une espèce d’intelligence et d’expertise collective qui sonne juste.» En faisant dialoguer côte à côte des usagers de drogue aux profils très différents, des SDF et des universitaires, des abstinents, des occasionnels et des pratiquants, et puis des médecins spécialistes, des flics qui regrettent la distribution contrôlée, des chercheurs, des éducateurs de rue et d’autres profils encore, «on obtient un discours polysémique d’une grande maturité!». Et encore: «Il se dégage une espèce de chaîne ou chacun influence l’autre et participe d’un même milieu tout en se situant à des places et en étant partie prenante de réalités très différentes.» Au final, les réalisateurs ont vraiment été surpris par «l’intelligence sociale et la faculté d’adaptation qui transparait, tant chez chacun des intervenants que dans l’ensemble du dispositif.»

ToxCity est définitivement un témoignage polyphonique plein d’humanité(s), où il n’y a ni angélisme ni mélo, ni partis pris, ni solutions miracles, avec quelques coups de gueules et quelques notes d’espoir pour finir… A noter aussi une bande-son et des ambiances qui cadrent parfaitement avec le sujet, et qui confère une forme de respiration lente à l’ensemble de l’émission, comme le fait l’héroïne avec les corps.

Si C4 a décidé de s’associer à ce projet, c’est évidemment parce qu’il s’agit d’un travail d’exploration du quotidien et du territoire assez ambitieux, et que nous nous retrouvons pleinement dans ce genre d’expérience.

Nous voici à l’heure où le gouvernement suédois de Belgique s’apprête à remettre en cause la circulaire minimisant les faits liés à une consommation de cannabis «non problématique», et où a fortiori le projet expérimental déjà interrompu de distribution contrôlée d’héroïne à Liège (Tadam) n’est pas prêt de reprendre… À l’heure où la consommation compulsive et dure de cocaïne se répand chez nous et dans le monde. À l’heure où les derniers coffee shops hollandais de Sittard encore accessibles aux étrangers sont devenus de véritables forteresses, des lieux aseptisés, contrôlés, filmés et hyper-commerciaux, où l’argent transite par des automates, tellement loin de l’esprit convivial et libertaire des coffee shops à l’origine! À l’heure où aux Etats-Unis, état par état et par référendum populaire, se prépare la libération commerciale du cannabis. Et où, en parallèle, la famille de Bob Marley elle-même se lance en premier sur le marché avec une herbe de «qualité supérieure» qu’elle présente comme un produit de niche pour les milieux hype! À l’heure où les mafias, les djihadistes et les cartels assassins croulent sous l’argent de la drogue et déstabilisent des régions entières… Bref, peut-être est-il encore temps de regarder en face nos politiques catastrophiques en matière de drogues, sans œillères?

C’est à cette nouvelle expertise que participe modestement ToxCity, en redonnant la parole aux gens, à tous les gens présents dans un processus, et pas seulement aux experts. C’est dans cet esprit que nous avions envie de participer à la diffusion de ces paroles libres. Parce qu’on aime aussi nos villes avec leurs particularités. Parce qu’on a envie de mieux comprendre. Parce qu’ on a tous à Liège un ami, ou un ami d’amie, qui a à voir, de près ou de loin, en amont, en aval ou en plein dedans, avec le monde de l’héroïne…

Avec l’empowerment toujours, comme marque de fabrique. Même si l’expérience est ici médiée par les réalisateurs, par leurs choix, par le montage, c’est quand même une façon de rendre la parole aux premiers concernés. Avec quels résultats? Quelles alternatives envisager?

Ce qui émerge, peut-être, c’est que les pistes possibles résident avant tout dans les usages que nous pouvons chacun développer par rapport aux consommations de drogues, et que s’attaquer directement aux produits, à l’offre et à la demande, s’avère souvent inefficace, injuste, coûteux humainement et financièrement.